La menace

Les Néoconservateurs ou la culture de la haine et de la peur

 
Youssef Aschkar, mise en ligne : jeudi 2 septembre 2004
English : The Threat

« Ces professionnels de la haine, ces maniaques de la représaille »(Duhamel)

Pourquoi les Néoconservateurs haïssent-ils autant les Etats Unis, pour vouloir les changer, à ce point, dans leur esprit et leur image ?

Pourquoi haïssent-il autant le peuple des E.U. pour vouloir le fanatiser par une guerre intitulée contre le fanatisme, et l’insécuriser par son propre fanatisme tout en lui ôtant ses droits et libertés au nom de la sécurité ?
Pourquoi le méprisent-ils, autant, pour lui mentir aussi délibérément sur lui-même et sur les autres peuples du monde et brouiller, ainsi, ses repères.

Pourquoi se réjouissent-ils, autant, de le voir vivre dans la peur et la haine, et réduire l’image de sa mission dans le monde à celle de la guerre sainte, et son rôle à celui de l’inquisiteur et du bourreau ? Pourquoi se réjouissent-ils de voir la peur et la haine à son égard s’accroître dans le monde ? Pourquoi se félicitent-ils d’avoir globalisé la terreur en son nom et en abusant de sa puissance ?

Pourquoi haïssent-ils autant l’État et le pouvoir légitime aux E.U., notamment les institutions politiques et le pouvoir judiciaire dans leur fonctionnement institutionnel et constitutionnel, pour être aussi résolus à en abuser et à les manipuler, saboter, assujettir ou ignorer et, par conséquent (ce qui est le plus grave), à en ridiculiser le système, lui ôtant toute crédibilité ?

Pourquoi haïssent-ils autant la constitution des E.U., qui n’a connu, formellement, aucun revers considérable sur le plan des droits de l’homme et des libertés tout au long de son histoire ?
Pourquoi la haïssent-ils autant pour s’empresser à en balayer, aussi brutalement et en un clin d’œil, les principes fondamentaux qui sont les acquis de tant de siècles, d’efforts et de sacrifices, et qui sont supposés inspirer les institutions des E.U. et leur mode de vie ?

Pourquoi haïssent-ils autant la culture de la société ouverte, qui sous-tend les bons principes, valeurs et normes dont les E.U. jouissent et qui font leur force et leur grandeur aussi bien que le sujet de leur fierté. Alors qu’ils font appel à la culture opposée, celle de la société fermée, l’autre facette, ignominieuse, de la culture des E.U., qui fait la faiblesse et le malheur de tous les peuples, notamment des E.U., et qui se révèle, à notre époque, aussi fatalement dangereuse pour la superpuissance que pour le reste du monde ? Pourquoi insistent-ils autant à « remodeler » les E.U., en premier, par la culture du ghetto, et à se glorifier, par la suite, de remodeler le monde à l’image et à l’exemple de ces E.U.? Pourquoi veulent-ils barbariser la mission universelle des E.U.? Pourquoi veulent-ils que les E.U. haïssent le monde et que le monde les haïsse ?

Pourquoi, tout au départ, les Néoconservateurs se sont-ils formés, au sein du pouvoir, en une organisation, secrète de surcroît ? Et pourquoi cette organisation a-t-elle œuvré, par la suite, pour faire main-mise sur le pouvoir, formant ainsi un État dans l’État ? Un genre unique de coup d’État : ne s’annonçant pas en tant que tel et à une date précise, son processus s’étend dans le temps et se poursuit ; ne se contentant pas de la conquête systémique du pouvoir au niveau de l’État, son processus et son idéologie s’étendent dans la société et l’envahissent. Comment cette organisation parvient-elle à mener ce double coup d’État et de société, qui se poursuit et s’étend dans l’espace et le temps ? Et son extension dans l’espace d’englober le monde entier, pour terroriser le monde par la superpuissance, et la superpuissance par le monde. Et, par ce monstre de terreur, propre et réciproque, barbariser les uns et les autres.

Les Néoconservateurs ont-ils autant haï l’humanité, pour vouloir la ramener à la barbarie ?

Ramener l’humanité à la barbarie

Ramener l’humanité à la barbarie au vingt-et-unième siècle est-il vraiment inimaginable ? Les acquis de la civilisation sont-ils vraiment irréversibles ? Le « village » auquel le monde s’est réduit est-il vraiment le garant d’une nouvelle solidarité humaine inébranlable ?
La détérioration alarmante de l’état du monde, dans les deux dernières années, en a donné la réponse. Aux acquis salutaires de la civilisation, s’oppose le « choc des civilisations ». Aux ponts de solidarité souhaitée dans le nouveau « village mondial », se substituent les murs de séparation, voire d’opposition, et les lignes de démarcation, voire de confrontation. Au langage commun, se substitue le dialogue des sourds.

L’idéologie de la peur et de la haine s’est révélée plus efficace et dangereuse qu’aucune autre arme. Plus meurtrière et dévastatrice qu’aucune opération militaire. Plus destructive et contagieuse qu’aucune arme de destruction massive. Car elle s’attaque à l’homme lui-même et à tout ce qui l’a rendu humain, alors que les autres agressions se contentent, généralement, de son physique, de ses possessions, de ses ressources ou de son environnement. C’est cette stratégie de conquérir l’homme qui induit les nouveaux inquisiteurs à la conquête des sociétés plutôt qu’à celle des États.

D’autant plus que cette idéologie s’est portée sur le plan religieux, œuvrant pour réduire les religions au fanatisme politique, le politique et tout l’espace public au cercle du sacré et du profane, l’être humain et toutes les dimensions humaines à celle des croyances et, enfin, les croyances à des impulsions primitives, moulées par la haine et la terreur, qui ne s’affirment que par la violence et la diabolisation de l’Autre.
Il ne s’agit pas, ici, d’époques révolues ou de régimes théocratiques dans le passé ou le présent. Il s’agit, ici, de l’avenir. L’avenir de l’humanité, qui se fait quotidiennement suivant la vision d’une organisation qui a fait main-mise sur le pouvoir aux E.U., et qui s’est donnée le pseudonyme de Néoconservateurs. Organisation dont la seule appartenance « civile » est à la puissance, et la seule pratique « religieuse » est d’abuser de toutes les religions. Quant à sa vision d’un nouvel ordre mondial, elle dépasse de loin, par sa portée et ses conditions, l’emprise des théocraties et des dictatures. Elle s’annonce totalitaire.

Le nouvel ordre totalitaire

Les nouveaux totalitaires ne s’inspirent pas de Rome mais de Sparte.
Le legs de celle-ci s’accorde avec leur vision et leurs plans, à tous les niveaux : conceptuels, structurels et fonctionnels. Aristocratie ou élite conquérante transformée, par un esprit mytho-politique, en caste curieusement totalitaire. Contrôle et moulage des idées et des activités. Réduction de leur pays en camp retranché, pour sa propre sécurité, et en rempart de régimes oligarchiques et totalitaires, pour la domination du monde extérieur. Souci constant du danger de l’expansion démographique des « auxiliaires », conçus par cette caste comme ennemis naturels, et recours à tous les moyens meurtriers pour empêcher cette expansion.

Autant de concordance qui rend Sparte le meilleur repère. Alors que l’impérialisme de Rome ne suffit pas à traduire les principes et les ambitions de l’idéologie des nouveaux Spartiates. Trop copié par les successeurs de Rome et banalisé à travers les siècles, notamment aux derniers temps coloniaux de l’Europe, le concept impérial romain semble, aux Néoconservateurs, manquer d’originalité, alors que leur nouveau projet mondial se veut unique. Jugés peu révolutionnaires et trop tendres dans la culture de la conquête et de l’occupation, insuffisamment démolisseurs et trop bâtisseurs, les Romains ne peuvent assez inspirer les nouveaux idéologues de la « destruction créatrice ».
Mais le tort impardonnable des maîtres de Rome est d’avoir été trop soucieux des intérêts « conventionnels » de leur pays, et ce aux dépens des exigences exceptionnelles de leur projet mondial. Alors qu’eux, les nouveaux modeleurs du monde, ne se sentent responsables qu’envers leur projet, pour lequel on ne peut trop sacrifier. Et les autorités des E.U. d’agir moins en leur qualité d’autorité d’un pays, responsable envers son peuple, qu’en leur nouvelle qualité d’état major investi de la mission de remodeler le monde par une guerre ambulante et perpétuelle. Moins en tant qu’autorité légitime, étant été élue par le peuple et investie d’un mandat bien défini et délimité par la constitution, qu’en tant qu’élite initiée dont la légitimité est acquise, au préalable, par sa seule volonté politique de mener son propre projet à son terme, et dont le mandat n’est tenu à se conformer à aucune obligation ni à obéir à aucune loi. Et cette double compétence transcendante (légitimité et mandat) de se confirmer par la victoire.

C’est fou et incroyable, mais c’est un fait. C’est une réalité vécue, voire endurée, depuis le 11 septembre. Aux sceptiques à ce propos de se rappeler du fait que la plupart des folies de l’histoire, notamment celles des idéologues totalitaires, ne se sont pleinement révélées comme telles qu’aux générations ultérieures. Cependant, il est à noter, ici, trois différences majeures entre les folies du passé et celles du présent, différences qui tournent, malheureusement, à notre désavantage et qui nous contraignent à nous en alarmer. La première consiste au caractère relativement local des folies du passé, alors que les présentes sont de portée globale. La seconde se rapporte à l’idéologie particulière de la nouvelle caste totalitaire, qui fait appel, dans toutes les sociétés du monde, aux instincts répulsifs et à la culture du choc des instincts plutôt qu’à celle du « choc des civilisations ». Alors que la plupart des folies totalitaires du passé se contentèrent de dominer les personnes et les activités sans toutefois les réduire à leurs instincts, se révélant, ainsi, plus compréhensibles et moins sanguinaires. La troisième différence, qui découle de la seconde, se rapporte au caractère réparable des dégâts du passé, alors que les démolitions du présent se veulent irréversibles. Trois bonnes raisons, parmi d’autres, qui doivent suffire à nous rendre conscients des dangers que l’humanité encoure, étant victime de cet engrenage super-meurtrier.

La culture du mensonge

Le mensonge continu fait partie de cet engrenage et le dirige. Il ne s’agit pas, ici, du mensonge banal connu dans la vie quotidienne, ou du mensonge occasionnel forgé pour la circonstance, mais d’un principe fondateur du projet global des Néoconservateurs. Il ne s’agit pas d’un simple moyen, mais d’une finalité. Il s’agit d’une culture.
Ce mensonge s’inscrit dans une tradition philosophique qui culmine, aux États Unis, au cercle de Léo Strauss et ses disciples. Il se métamorphose en une « vérité » suprême, détenue par les Néoconservateurs. Ceux-ci doivent user et abuser du réel pour lui substituer cette « vérité ». Le mensonge s’élève, alors, au rang de vecteur de l’histoire, par un double acte de destruction et de création. Et le fameux projet de changer les États Unis et le monde vient dans ce contexte et cette perspective.

Les Néoconservateurs ne peuvent renoncer à la culture du mensonge sans renoncer à leur projet. Ils ne peuvent pas reculer ou s’arrêter, car ils sont
condamnés/tenus à avancer. Ils ne peuvent pas relâcher un seul maillon, car la crédibilité de toute la chaîne en dépend. La survie de leur projet dépendra toujours de leur capacité de créer des nouvelles « vérités » par un engrenage d’événements et de situations voulus vraisemblables pour être convaincants, et irréversibles pour se rendre fatals et inspirer le fatalisme.

L’effroyable engrenage d’après 11 septembre témoigne de cette capacité dont disposent les Néoconservateurs. Capacité de leur organisation de manipuler les différentes capacités des États Unis pour s’en servir à manipuler le monde entier, y compris les États Unis. Cependant, l’avantage dans un domaine particulier attire ces manipulateurs : celui de pouvoir monter des scénarios sur commande, qui puissent tromper tout le monde, à commencer par les États Unis. Ce domaine de puissance à deux degrés, chez l’organisation et chez les États Unis, se révèle plus important et plus déterminant que les autres domaines conventionnels (militaire, économique, technologique, etc) où la superpuissance prédomine et dont les Néoconservateurs disposent.

Cet édifice de scénarios forgés repose sur deux piliers : la désinformation, et la production des événements. Ils vont de pair. Ils s’accompagnent ou se succèdent selon le besoin et les circonstances.

La désinformation peut préparer minutieusement pour un événement, l’accompagner et le suivre.

Ses activités vont dans toutes les directions et couvrent des espaces importants, aux États Unis et dans le monde. Et ce, à tous les niveaux : de l’État, du public et des zones intermédiaires. Elles atteignent toutes les catégories : les responsables (individus et institutions), les groupes, les milieux d’influence et les simples citoyens. Elles peuvent user et abuser d’un président, d’un Congrès ou d’un congressman, d’un parlement ou d’un groupe parlementaire, d’un cartel ou d’un amalgame de cartels, d’un lobby, d’un service de renseignement et, enfin, du grand public. Tout ce monde est sujet d’exploitation en tant que complice ou victime.

Quant aux fonctions de cette désinformation, elles sont multiples : provoquer des personnes ou des actes ; mener des personnes, des institutions et même des États dans l’erreur ; justifier une action ; mal interpréter un événement ou une parole ; cacher des vérités ; falsifier des faits, des pensées ou des documents ; saboter la justice ; tisser des scandales…autant de fonctions diversifiées qui concourent au but fixé par les désinformateurs en raison des seules exigences de leur projet.

La production des événements vient, en partie, dans le contexte de la désinformation, mais va plus loin que celle-ci. Il ne suffit plus de tromper. Il faut démolir. Appliquer la « destruction créatrice » par des événements, à la fois provoqués et provocants.

L’événement est un moyen plus sûr, plus effectif et plus durable que la pure désinformation. Contrairement à celle-ci qui peut être acceptée, rejetée ou ignorée, l’événement est un fait qui s’impose avec lequel on doit traiter. D’autant plus que l’événement voulu par les Néoconservateurs (créé ou facilité par eux) doit être de nature à enclencher une série d’événements destinés à mener à un engrenage d’actions et de réactions où il serait difficile, voire impossible, de distinguer entre causes et effets. C’est la loi de tout engrenage où chaque effet se transforme en cause. Et les initiateurs d’intervenir pour rétablir cette loi chaque fois qu’elle fait défaut.